Histoire comique des états et empires de la Lune, Cyrano de Bergerac, 1657 - Extraits

Les prêtres, cependant, furent avertis que j’avais osé dire que la Lune était un monde dont je venais, et que leur monde n’était qu'une lune. Ils crurent que cela leur fournirait un prétexte assez juste pour me faire condamner à l’eau (c’était la façon d’exterminer les athées). […]. [L]e grand pontife prit la parole […]. Quand il eut dit, je me levai pour défendre ma cause, mais j’en fus délivré de la peine par une aventure que vous allez entendre.

Comme j’avais déjà la bouche ouverte, un homme, qui avait eu grande difficulté à traverser la foule, vint choir aux pieds du roi, et se traîna longtemps sur le dos. Cette façon de faire ne me surprit pas, car je savais bien dès longtemps que c’était la posture où ils se mettaient quand ils voulaient discourir en public. Je rengainai seulement ma harangue, et voici celle que nous eûmes de lui :

« Justes, écoutez-moi ! vous ne sauriez condamner cet homme, ce singe, ou ce perroquet, pour avoir dit que la Lune était un monde d’où il venait ; car s’il est homme, quand même il ne serait pas venu de la Lune, puisque tout homme est libre, ne lui est-il pas libre de s ‘imaginer ce qu’il voudra ? Quoi ! pouvez-vous le contraindre à n’avoir que vos visions ? Vous le forcerez bien à dire qu’il croit que la Lune n’est pas un monde, mais il ne le croira pas pourtant ; car pour croire quelque chose, il faut qu’il se présente à son imagination certaines possibilités plus grandes au oui qu’au non de cette chose ; ainsi, à moins que vous lui fournissiez ce vraisemblable, ou qu’il vienne de soi-même s’offrir à son esprit, il vous dira bien qu’il croit, mais il ne croira pas pour cela.

« J’ai maintenant à vous prouver qu’il ne doit pas être condamné, si vous le posez dans la catégorie des bêtes.

« Car supposez qu’il soit animal sans raison, quelle raison vous-mêmes avez-vous de l’accuser d’avoir péché contre elle ? Il a dit que la Lune était un monde ; or les brutes n’agissent que par instinct de Nature ; donc c’est la Nature qui le dit, et non pas lui. De croire maintenant que cette savante Nature qui a fait et la Lune et ce monde-ci ne sache elle-même ce que c’est, et que vous autres, qui n’avez de connaissance que ce que vous en tenez d’elle, le sachez plus certainement, cela serait bien ridicule. Mais quand même la passion vous faisant renoncer à vos premiers principes, vous supposeriez que la Nature ne guidât point les bêtes, rougissez à tout le moins des inquiétudes que vous accusent les cabrioles d’une bête. En vérité, messieurs, si vous rencontriez un homme d’âge mur qui veillât à la police d’une fourmilière, pour tantôt donner un soufflet à la fourmi qui aurait fait choir sa compagne, tantôt emprisonner une qui aurait dérobé à sa voisine un grain de blé, tantôt mettre en justice une autre qui aurait abandonné ses œufs, ne l’estimeriez-vous pas insensé de vaquer à des choses trop au-dessous de lui, et de prétendre assujettir à la raison des animaux qui n’en n’ont pas l’usage ? Comment donc, vénérables pontifes, appellerez-vous l’intérêt que vous prenez aux cabrioles de ce petit animal ? Justes, j’ai dit ».

Dès qu’il eut achevé, une forte musique d’applaudissements fit retentir toute la salle […].

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